15
Ahotep enserra ses cheveux noirs dans un bandeau vert dont la couleur était identique à celle de ses yeux. Orné de discrètes fleurs de lotus, il lui avait été offert par sa mère lorsqu’elle avait eu ses premières règles.
Vêtue comme une paysanne, elle se dirigea vers l’embarcadère.
— Princesse…
— Que veux-tu, Séqen ?
— Si vous partez en voyage, il vaut mieux éviter le Nil. Il est colérique, ces jours-ci. La meilleure solution, ce sont les chemins de campagne. Pour porter le nécessaire, je dispose du meilleur auxiliaire de toute la région.
Séqen désigna un superbe âne gris au museau et au ventre blancs. Ses naseaux étaient larges, ses oreilles immenses et ses yeux d’une vive intelligence.
— Vent du Nord est un colosse. Il pèse près de trois cents kilos, en porte une centaine sans fatigue et vivra une quarantaine d’années. Il sait deviner le meilleur itinéraire et détecter une présence hostile. Dans les deux paniers, j’ai mis des nattes, des couvertures, des sandales, du pain, du poisson séché, des oignons et des outres d’eau.
— Me prêtes-tu ton âne ?
— Il n’obéit qu’à moi, princesse.
— Je vais à Coptos, puis à Gebelein. C’est dangereux, Séqen.
— Je vous ai déjà dit que je voulais me battre et je n’ai pas changé d’avis, au contraire. Nous passerons pour un couple de paysans et nous serons beaucoup moins visibles qu’une jeune femme seule. Et si nous faisons de mauvaises rencontres, je vous défendrai.
« Comment ce garçon maigre et timide y parviendrait-il ? » s’interrogea Ahotep.
Mais son argument à propos du couple avait du poids.
— Rieur gardera votre mère pendant notre absence, ajouta Séqen. Sous sa protection, elle ne risque rien.
— En route, décida Ahotep.
Les oreilles de Vent du Nord se dressèrent, l’âne se figea.
Au loin, sur la rive droite du Nil, à l’endroit où le fleuve décrivait une large courbe vers l’est, s’étendait la ville de Coptos, placée sous la protection du dieu Min, garant de la fertilité de la nature et patron des explorateurs du désert.
Située à deux cents kilomètres de la mer Rouge, porte de l’Est africain et de la péninsule arabique, Coptos était le principal comptoir de minéraux du pays. On y trouvait des quartzs, des jaspes, des émeraudes, des obsidiennes, des brèches, des porphyres, et l’on y négociait aussi de la malachite, des aromates, des résines et même de l’ivoire.
— Pourquoi Vent du Nord refuse-t-il d’avancer ? demanda Ahotep.
Séqen caressa la tête de son âne, mais ce dernier demeura immobile.
— Il y a du danger, tout près ; mieux vaudrait changer de direction.
— Je veux savoir si Coptos est aux mains des Hyksos.
— Alors, attendez-moi ici.
— Ne devons-nous pas nous comporter comme un couple, Séqen ?
— Je vais parler à Vent du Nord.
Au terme d’un long palabre, l’âne accepta d’avancer, mais d’un pas très lent.
Au détour d’un bosquet de tamaris, une dizaine d’hommes armés.
Des policiers égyptiens.
— Douane de Coptos, déclara un officier. Si vous souhaitez aller vers le nord, tout le monde doit payer : hommes, femmes, enfants et même les ânes. Ce n’est gratuit que pour les soldats de l’empereur.
— Nous désirons simplement nous rendre en ville, dit Séqen d’une voix humble.
— Pour quel motif ?
— Troquer des nattes contre des légumes.
— Si vous comptez échapper à la douane en passant par la ville, n’ayez aucun espoir ! Mes collègues sont présents à toutes les sorties. Et le tarif n’est pas meilleur.
— Quel est le bon chemin pour Coptos ?
— Retournez sur vos pas et empruntez le premier sentier sur votre droite. Il vous mènera à la route principale qui aboutit à la grande entrée de la ville.
Sans hâte, le couple de paysans s’éloigna sous l’œil déçu de l’officier des douanes, qui aurait bien fouillé à corps la jolie brune.
Ahotep s’attendait à une cité grouillante de commerçants et de chercheurs de minéraux, à des marchés animés par des discussions d’affaires et à des passages de caravanes en partance pour le désert… Mais Coptos était presque vide et la quasi-totalité de ses fameuses tavernes fermée.
Dans les ruelles, les rares passants marchaient vite et refusaient d’engager la conversation.
Çà et là, de petits groupes de soldats égyptiens.
Mais pas un seul Hyksos.
— J’ai un mauvais pressentiment, princesse. Ne restons pas ici.
— Nous n’avons encore rien appris ! Il doit bien exister une auberge ouverte.
Au nord de Coptos se dressait le grand temple de Min et d’Isis, entouré d’une enceinte de briques crues, mais le quartier était aussi somnolent que les autres. Bien qu’une des portes latérales de l’édifice fût ouverte, ni prêtres ni artisans n’y entraient ou n’en sortaient.
— Là-bas ! dit Ahotep. Un marchand livre des jarres…
C’était bien une « maison de bière », plutôt sordide avec ses murs crasseux et son plafond noirci par la fumée. Dans un coin, deux filles peu alléchantes se tatouaient des lézards sur les cuisses.
Un homme grassouillet à la mauvaise haleine se planta devant le couple.
— Vous voulez quoi ?
— Boire de la bière, répondit Séqen.
— Vous avez de quoi payer ?
— Une natte neuve.
— Montre-la.
Séqen la tira d’un des paniers tout en caressant Vent du Nord, qui n’appréciait pas l’aubergiste.
— Elle m’a l’air de bonne qualité, l’ami… Tout comme ton âne ! Une sacrée belle bête… Tu ne le vends pas ?
— Il m’est trop utile.
— Dommage… Et cette mignonne jeune fille, tu ne lui cherches pas du travail ? Moi, j’en aurais pour elle. Et je peux te jurer qu’elle et nous, on fera fortune ! Si son corps est aussi superbe que son visage, elle aura la meilleure clientèle de Coptos.
— On veut juste boire de la bière.
— Comme tu voudras… Mais réfléchis quand même.
Le couple s’installa près de l’entrée. Les prostituées jetèrent des regards envieux à Ahotep, pendant que le grassouillet remplissait deux coupes d’un liquide douteux.
— Je ne savais pas que Coptos était une ville aussi tranquille, dit la princesse en souriant.
— Tout a bien changé, ici. Autrefois, il y avait tellement de monde qu’on ne s’entendait même pas parler ! Des caravanes partaient, des caravanes arrivaient, on n’avait même pas le temps de prendre une journée de repos. Mais c’était le bon temps, et on gagnait bien sa vie. Maintenant, c’est le marasme. Il ne reste plus que trois tavernes et de moins en moins de clients. D’où venez-vous, tous les deux ?
— De la campagne thébaine.
L’aubergiste s’étrangla.
— Ne prononcez surtout pas le mot « Thèbes », recommanda-t-il à voix basse. Il y a des espions hyksos partout !
— Qui règne sur cette ville ? questionna Ahotep.
— Le seigneur Titi.
— Est-il à la solde des Hyksos ?
Le visage du grassouillet se ferma.
— Vous êtes qui, pour poser des questions comme ça ? Je n’en sais rien, moi, et je n’ai rien à vous dire ! Vous êtes des résistants thébains, c’est ça ? Sortez de chez moi, tout de suite ! Il n’y a jamais eu de résistants dans ma taverne et il n’y en aura jamais, dites-le haut et fort ! Allez, dehors !
Un puissant braiment fit sursauter Séqen.
— Vent du Nord !
Alors qu’il bondissait pour franchir le seuil, le jeune homme reçut un coup de bâton dans l’estomac. Le souffle coupé, il s’effondra sur lui-même.
En s’agenouillant pour le secourir, Ahotep découvrit une dizaine de soldats passablement énervés.
— À qui appartient cet âne ? demanda l’un d’eux.
— À nous, répondit la princesse.
— D’une ruade, il vient de casser le bras d’un gradé ! Suivez-moi au poste.
L’aubergiste bouscula Ahotep et s’inclina bien bas devant le milicien.
— C’est un couple de résistants thébains qui m’a menacé et qui en veut à la vie de notre seigneur Titi !
Ahotep et Séqen se relevèrent.
— Une belle prise, jugea le milicien avec un sourire féroce. On vous emmène au palais.
L’aubergiste retint le milicien par la manche de sa tunique.
— Et ma récompense ?
D’un coup de bâton, le soldat assomma son informateur.
— Tu vends trop cher ta bière infecte, espèce de porc !